Le centre de gravité d’internet, comme celui de l’économie mondiale, se déplace vers la Chine. Et ce n’est
qu’un début. Selon l’agence
Xinhua, « la Chine vise à (…) porter le nombre total d'internautes à 800 millions d'ici 2015 (…) [et] le nombre total
d'abonnés 3G dépassera 450 millions».
Plus de 500 millions de Chinois utilisent déjà Internet, pour se divertir, faire des achats,
s’informer. Plus de la moitié d’entre eux s’expriment et partagent leurs avis sur les réseaux sociaux et les sites de micro-blogging,
véritables caisses de résonnance et de cristallisation de l’opinion publique.
En mars 2012, à quelques mois du XVIIIème congrès du Parti communiste, la chute de l’"étoile rouge" de Chongqing, le très
médiatique et charismatique Bo Xilai, a enflammé le web chinois. Face à la multiplication des commentaires critiques et à la propagation de rumeurs de coup d’Etat militaire, les autorités ont
rapidement pris des mesures supplémentaires de « contrôle de l'information » : fermeture de certains sites internet, censure accrue et,
même, instauration d’un permis à points sur Weibo.
Internet a certes contribué à changer la Chine mais la Chine entend aussi, de son côté, changer le monde des nouvelles
technologies de l’information en façonnant un cyberespace « aux caractéristiques chinoises » et en
l’utilisant au profit de sa montée en puissance.
Pourquoi le cyber-espace est-il aussi stratégique pour la Chine? Est-elle un « cyber-dragon » ? Y a-t-il, en Chine, une doctrine
et des pratiques spécifiques dans ce domaine ? Le cyberespace n’est-il qu’un autre champ de bataille entre les grandes puissances ?
1- Un cyberespace « aux
caractéristiques chinoises »
La volonté de constituer un cyberespace sino-centré répond aux préoccupations politiques et économiques de l’Etat-parti chinois.
Pour maintenir le statu quo politique et social, l’Etat contrôle l’information et censure Internet avec son « great firewall ». La Chine veut à la fois se protéger des influences extérieures et des risques
intérieurs (dissidence, séparatisme…), en filtrant toute information nuisible. Le système fonctionne par autorégulation des fournisseurs d’accès
(auto-censure), par un système de filtrage automatique de mots clés et avec la surveillance de près de 50 000 policiers du web. C’est le Ministère de
la Sécurité publique et ses bureaux locaux qui sont chargés de faire appliquer la réglementation, qui ne cesse de s’affiner. Les autres entités gouvernementales
impliquées dans la gestion d’internet sont le Ministère de l’Industrie et des technologies de l’information, le SARFT (l’administration d’Etat pour les médias : radio, cinéma et télévision),
l’administration de la presse et le Ministère du commerce. Le contrôle s’est accentué depuis plusieurs mois.
En février 2012, l’opération « brise de printemps” a conduit à plus de 1000 interpellations, 200 000 courriers ont été « harmonisés » et des centaines de sites ont été fermés[8].
Malgré cet arsenal, compte tenu de la taille actuelle des réseaux, de l’inventivité et de la technicité des internautes, les
autorités ne parviennent plus totalement à empêcher le contournement de leurs barrières numériques. Une société civile
émerge sur les sites de miccroblogging et les forums, elle se mobilise et réagit face aux drames (séisme du Sichuan, accident de TGV…) ou aux
événements qui soulignent les défauts du système (inégalités, injustice, corruption, manque de transparence, matérialisme grandissant…).
Le contrôle du cyberespace chinois répond aussi à des préoccupations économiques et commerciales. Il s’agit dans ce cas, de permettre aux
sites internet chinois de se développer à l’abri de la concurrence occidentale et de transformer les entreprises de télécommunications (Huawei, ZTE) et d’informatique en leaders mondiaux, grâce une politique active
de formation, de recherche et de développement et à la promotion de « standards chinois ».
Si le décollage économique chinois a été rendu possible par des stratégies d’ « imitation » et par transferts de
technologies - à travers des acquisitions d’entreprises étrangères, la sous-traitance ou des co-entreprises - la période actuelle est marquée par la volonté de devenir le
« laboratoire du monde » et de ne pas dépendre des autres pays pour les technologies jugées stratégiques. La Chine ambitionne de devenir une nation innovante en 2020 et
un pouvoir scientifique mondial en 2050. Le plan gouvernemental, dit Programme 863 de
1986 visait déjà à rendre
l'industrie chinoise financièrement indépendante de la technologie étrangère.
La Chine vise à contrebalancer l’hégémonie américaine en développant ses propres normes et standards et en promouvant au sein des
instances internationales le rééquilibrage de la gouvernance d’internet. La Chine est davantage présente et active au sein des instances internationales de régulation et de normalisation qu’il
s’agisse de l’ISO (International Organization for Standardization), de l’IETF (Internet Engineerinf Task Force), de
l’Icann, de l’AFNOR ou de l’UIT (l’Union internationale des télécommunications) prônant au travers de ces différentes organisations davantage de coopération au sein du cyberespace, d’échange de
stratégies et d’information et une charte universelle de bonne conduite. En septembre 2011, lors de la 66ème session de l’assemblée générale des Nations Unies, la Chine, la Russie, le Tadjikistan et
l’Ouzbékistan ont proposé un code de bonne conduite sur internet. Ce projet qui n’évoque pas le cyberespionnage, défend les principes d’intégrité territoriale et de souveraineté, si essentiels pour la
Chine. Wang
Qun, l’ambassadeur chinois en charge des affaires de désarmement, a indiqué à cette occasion que « les
pays devraient œuvrer pour empêcher que l'information et le cyberespace ne deviennent un nouveau champ de bataille, empêcher une course aux armements au niveau de l'information et d'Internet, et
résoudre les conflits sur ce front de manière pacifique en dialoguant ». Selon ce porte parole du gouvernement chinois, les pays développés doivent « aider les pays en voie de
développement à renforcer leur capacité en matière de technologies de l'information et d'Internet et à
combler la division numérique ». Les cinq principes mis en avant sont la paix, la souveraineté, l'équilibre entre la
liberté et la sécurité des flux d'information, la coopération et le développement équitable.
Dans les années 2000, la Chine a tenté de promouvoir son propre standard Wifi, le protocole de sécurité WAPI, avec l’appui de Lenovo et de
Huawei. Le WAPI a été rejeté en 2006 par l’ISO (International Organization for Standardization) à une large majorité, au profit de la norme américaine 802.11i. La Chine, se jugeant victime du lobbying occidental, a décidé d’utiliser son standard sur son marché intérieur. Concernant la question des noms de domaines sur
Internet, la Chine dispose de sa propre architecture avec des noms de domaine constitués d’une série de chiffres, ce qui permet au réseau de fonctionner de manière autonome et, beaucoup plus
révolutionnaire, en 2010, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) a approuvé l’attribution de noms de domaines (de premier niveau) en caractères chinois[22]. Un pas supplémentaire vers la sinisation du cyberespace.
2- De la théorie à la pratique : les
spécificités de la cyber stratégie chinoise
L’information est devenue, au XXIème siècle, l’un des axes du pouvoir. La stratégie chinoise dans ce domaine vise à répondre aux trois objectifs
fondamentaux que sont la sécurité, l’unité et la souveraineté. Le développement économique étant le moyen d’assurer ces ambitions.
Alors que la Chine était passée à côté de la révolution industrielle du XIXème siècle, elle entend jouer un rôle actif dans la révolution des
technologies de l’information. Malgré un retard certain et une prise de conscience récente, la Chine, qui s’est peu à peu dotée de sa propre doctrine et d’une organisation dédiée impliquant des
acteurs très divers (armée, universités, entreprises, individus), mise sur ces nouvelles technologies pour mieux jouer sa partition dans le concert des nations.
La guerre du Golfe, avec l’opération « Tempête du désert » de 1991, a agit comme un révélateur de la supériorité
technologique américaine et du retard chinois. La Chine a alors décidé de miser sur le cyberespace
pour compenser son déficit dans la guerre conventionnelle. Considérant qu’elle avait beaucoup à gagner dans le développement de ses capacités
cybernétiques, en termes de dissuasion (limiter les pressions politiques et militaires extérieures) et de modernisation (militaire et industrielle).
La doctrine d’infoguerre chinoise s’est d’abord fortement inspirée de la conception américaine, de sa terminologie et de ses
définitions. Elle l’a ensuite sinisé en intégrant les concepts de « guerre asymétrique » (guérilla maoïste) ou des
stratagèmes anciens, inspirés du « weiqi » (guerre de territoires, stratégies d’encerclement), de l’Art de la guerre et des Trente-six stratagèmes.
Les théoriciens précurseurs, les pères de l’infoguerre chinoise, sont Shen Weiguang[28], le général Wang Pufeng et le colonel Wang Baocun. Leurs ouvrages se concentrent
principalement sur la notion de « contrôle de l’information ».
Leurs successeurs, issus principalement de l’Université de la défense nationale (中国人民解放军国防大学) et de l’Académie de Sciences militaires (军事科学研究院), donneront ensuite une définition à la fois plus large (impliquant tous les champs : économique, culturel, scientifique,
social, technologique) et plus détaillée de la guerre de l’information. Ils en préciseront la nature (offensive ou défensive), les niveaux (stratégique, tactique) et les formes (selon qu’on
agisse en temps de paix, de crise ou de conflit). Les armes « non conventionnelles » mise en œuvre vont de la dissuasion à l’attaque (ou à la contre-attaque), en passant par
« l’exploitation des informations ».
En 1999, La guerre hors limites (超限战) écrit par deux colonels de
l’APL, Qiao Liang (乔良) et Wang Xiangsui
(王湘穗) a popularisé le concept de « guerre totale ». La Chine ne pouvant sortir victorieuse d’une confrontation
militaire directe avec un adversaire aussi technologiquement dominant que les Etats Unis, les auteurs préconisent d’emprunter d’autres voies, la guerre économique et la guerre de
l’information. Ils estiment que les financiers et les experts informatiques seront les « acteurs de premier ordre dans les guerres du futur ».
L’objectif est de « forcer l’ennemi à se rendre sans combattre grâce à la supériorité de l’information ».
L’objectif d’ « informatisation » figure dans les livres blancs sur la politique de défense
depuis 2006. Dans le plan de développement de l’informatisation (2006-2020), publié par le Bureau général du Comité central du PCC et le Bureau général du Conseil d'Etat, l' « informatisation » des infrastructures civile et militaire est érigée en « priorité pour assurer une croissance économique soutenue, devenir
compétitif dans ce domaine à l’échelle internationale et veiller à la sécurité nationale ».
La « guerre des réseaux » est devenue une priorité et Internet est «un champ de bataille crucial ». Selon le Colonel Ye Zheng (叶征) et Zhao Baoxian
(趙寶獻), deux officiers de l’Académie des sciences
militaires, "un Internet libre [est ] comme une menace pour le Parti-Etat ", car il risque d’être utilisé par des forces hostiles comme outil de guerre psychologique à destination de l’opinion
publique. "Tout comme la guerre nucléaire a été la guerre stratégique de l'ère industrielle, la cyber-guerre est devenue la guerre stratégique de l'ère de l'information, c’est une forme de combat
massivement destructrice, qui porte sur la vie et la mort des nations."
Pour passer de la théorie à la pratique et répondre à cet enjeu de maîtrise des flux d’informations et de conquête de la supériorité dans ce
domaine, une organisation et
une stratégie multi-acteurs ont été mises en place.
Une « Cyberbureaucratie » a été constituée au sein de l’état-major de l’APL, avec pour mission d’exploiter les informations,
d’assurer la cyber-défense et les cyber-attaques. Le cœur de cette organisation est le 3ème Département, chargé de l’interception et de l’écoute des signaux électromagnétiques, c’est à dire du renseignement
électronique, un rôle équivalent à celui de la National SecurityAgency américaine (NSA). Le 4ème département,
créé en 1990, complète l’action du précédent. Il est chargé des missions d’infoguerre (contre-mesures électroniques et radars : 电子对抗与雷达). En juillet 2010, l’APL a inauguré une « base (défensive) de sécurité de l’information », qui pourrait être le centre du
cyber commandement chinois et une « armée bleue », d’une trentaine d’experts, située dans la région militaire du Guangdong, veille à la sécurisation du cyberespace chinois.
L’APL dispose, en outre, de plusieurs instituts de recherche, spécialisées dans les super-ordinateurs, la communication
satellitaire ou les technologies de sécurité de l’information, et entretient des liens privilégiés avec des nombreuses universités . On se souvient qu’au moment de l’affaire Google, les universités Jiatong et
Lanxiang Vocational School avaient été considérées par les Américains comme les sources de l’attaque.
Des « hackers » ou « honkers », corsaires informatiques chinois
opérant en « électrons libres » ou au sein d’organisations « patriotiques » (Red Hackers of China, China Eagle Union, Green Army Corps ou Honkers Union of China) peuvent
appuyer en cas de besoin cette organisation officielle, conformément à la théorie maoïste de « guerre du peuple ».
Enfin, les grandes entreprises du secteur entretiennent des liens étroits avec l’APL comme le montre l’organigramme de Huawei. Son fondateur et Président, Ren
Zhengfei, fut un ingénieur de l’armée tandis que sa directrice Sun Yafang vient du Ministère de la Sécurité.
La dimension cybernétique s’inscrit désormais au cœur de la stratégie de puissance chinoise, avec
une composante « symétrique » (ses forces régulières) et une composante « asymétrique » (universités civiles, sociétés commerciales, honkers…).
L’attitude chinoise contribue à renforcer ce sentiment de menace. Tout en réfutant en bloc les accusations américaines, elle soulève parfois le voile sur
ses activités, pour flatter le sentiment nationaliste ou dissuader ses rivaux. Un documentaire diffusé le 16 juillet 2011 sur CCTV 7, la chaîne publique consacrée à l’armée, montrait des
soldats chinois utilisant un logiciel de cyberattaque contre une antenne de Falungong, située dans une université américaine. Certes, il s’agissait d’une illustration assez grossière (avec
notamment un gros bouton « attaque » sur l’écran) et datée des capacités chinoises en la matière, mais le fait de diffuser à la télévision un programme intitulé “La cyber tempête est
arrivée” (网络风暴来了, Wǎngluò fēngbào láile) montre que la fameuse maxime de Deng Xiaoping, «garder un profil bas et réaliser quelque
chose» (韬光养晦有所作为) est désormais dépassée
.
Discours de Hu Jintao octobre 2011 contre « l'occidentalisation » de la Chine, cité par le magazine du Comité central du PCC, Qiu Shi. Des forces étrangères
"hostiles" viseraient à diviser la Chine en propageant leurs valeurs et leur culture, notamment à travers des sites internet en Chinois, comme celui de Falungong.
Lire à ce sujet « Made by China », les secrets d'une conquête industrielle, Jean-François
Dufour, Dunod, février 2012
China, Russia and Other Countries Submit the Document of International Code of Conduct for Information
Security to the United Nations. 2011/09/13 (http://nz.chineseembassy.org/eng/zgyw/t858978.htm)
[27] Contrairement au jeu d’échecs en occident qui repose sur l’utilisation de la force et vise à tuer le roi, le jeu de weiqi a pour but de
dominer l’espace, de constituer des territoires, d’encercler les pièces de l’adversaire pour les capturer. Voir notamment les pages consacrées par Henry Kissinger sur le sujet dans son
dernier ouvrage On China, p24.
« Information Warfare and the Revolution in Military Affairs » (信息战争与军事革命) 1995..
Qiao Liang et Wang Xiangsui, Unrestricted Warfare, Beijing, PLA Literature and Arts Publishing House, 1999
Au sujet de ce Plan de développement, voir : http://english.peopledaily.com.cn/200605/09/eng20060509_264184.html
Source : China Youth Daily : "Just as nuclear warfare was the strategic war of the industrial era, cyber-warfare has become
the strategic war of the information era, and this has become a form of battle that is massively destructive and concerns the life and death of nations". « "Cyberware is an entirely new
mode of battle that is invisible and silent, and it is active not only in wars and conflicts, but also flares in the everyday political, economic, military, cultural and scientific
activities."
James Mulvenon, "PLA Computer Network Operations: Scenarios, Doctrine, Organizations, and Capability"
Jiangnan Computer Technology Research Institute [江南电脑科技研究所], à Wuxi, Jiangsu ; Southwest Institute of Electronics and Telecommunications Technology [西南电子电信技术研究所], à Chengdu, Sichuan ;
Southwest Automation Research Institute (SWAI) [西南自动化研究所], à Mianyang , Sichuan.
Science and Engineering University (解放军电子工程学院) dans le Hefei ; Information Engineering University ([解放军信息工程大学) à Zhengzhou, Henan ; National University of Defense Technology à Changsha ; Communications Command Academy à Wuhan …
Timothy L. Thomas « Like Adding Wings to the Tiger : Chinese Information War Theory and Practice »
« The Chinese government has a national policy of economic espionage in cyberspace. In fact, the Chinese are the world's most
active and persistent practitioners of cyber espionage today. » Mike McConnel, Michael Chertoff, William Lynn, Office of the National Counterintelligence Executive, octobre 2011, rapport
au Congrès américain.